Le pull traditionnel Islandais : le Lopapeysa

Note : Arte vient de remettre en ligne sur Youtube le documentaire Islande : le tricot, une affaire d'hommes dont nous avions déjà fait un résumé. Vous trouverez le documentaire en question en fin d’article.

L'histoire du vêtement est souvent tissée de légendes, et la lopapeysa ne fait pas exception. Une anecdote tenace lie l'origine du mot islandais peysa (pull-over) aux marins français du XIXe siècle.

Entre 1850 et 1914, les goélettes françaises étaient légion dans les eaux islandaises, particulièrement dans les fjords de l'Est. La légende raconte que ces marins, en voyant les locaux vêtus de laine, les désignaient du doigt en s'exclamant « Paysan ! ». Les Islandais, par glissement phonétique, auraient adopté ce terme pour désigner le vêtement lui-même.

Bien que cette narration soit séduisante pour l'imaginaire collectif et renforce les liens historiques entre nos deux nations, la réalité philologique est probablement plus pragmatique. Les linguistes s'accordent davantage sur une origine germanique ou néerlandaise, dérivée du terme pije désignant une veste en laine grossière.

Pour comprendre le produit fini, il est impératif de revenir à la matière première. La laine islandaise n'est pas tout à fait une laine comme les autres. Contrairement aux races continentales standardisées pour la douceur ou le rendement, le mouton islandais a gardé une toison à double couche.

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La Dualité du Tog et du Þel

La structure de cette toison repose sur une dichotomie fondamentale :

  • Le Tog (la Jarre) : Il s'agit de la couche extérieure. Composée de poils longs, robustes et brillants, elle agit comme une armure contre les éléments. Hydrofuge, elle permet à l'animal de survivre sous la pluie battante et la neige fondue des fjords. Dans le vêtement, c'est cette fibre qui confère au pull islandais sa résistance à l'abrasion et sa capacité à repousser l'eau.

  • Le Þel : C'est la couche intérieure, le duvet. Fine, douce et hautement isolante, elle piège l'air chaud contre la peau de l'animal. C'est l'âme thermique du pull, celle qui garantit la chaleur même par températures négatives.

L'art du filage islandais traditionnel réside dans l'équilibre savant entre ces deux composantes. Trop de tog, et le pull devient une cotte de mailles rêche et inconfortable ; trop de þel, et il perd sa tenue et sa résistance aux intempéries.

À titre de compariaosn, le mouton Mérinos ne produit quasiment que du duvet (thel). Car l'histoire du mouton Mérinos est celle d'une obsession génétique : faire disparaître le poil de garde (le fameux 'Tog' islandais). Alors que le mouton islandais a conservé cette armure primitive contre la pluie, les éleveurs australiens ont passé deux siècles à sélectionner des bêtes dont le poil dur s'est affiné jusqu'à devenir un duvet uniforme. C'est ce qui rend le Mérinos infiniment plus doux, mais aussi beaucoup plus vulnérable aux éléments.

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Istex et la Mondialisation de la Toison

Dans le paysage lainier islandais, Istex (Ístex hf.) n'est pas simplement une entreprise, c'est une institution quasi-monopolistique qui régule le flux vital de la toison nationale.

Les chiffres révélés par le documentaire sont vertigineux et témoignent d'une centralisation absolue. Istex traite environ 99 % de la laine tondue en Islande. Cela signifie que virtuellement chaque écheveau de Lopi vendu sur la planète provient de leurs usines. Avec une capacité de production dépassant les 900 tonnes annuelles 1, l'entreprise a réussi le tour de force de transformer une ressource agricole locale en un produit d'exportation mondialisé.

Istex a structuré son offre autour de standards devenus universels pour les tricoteurs :

  • Léttlopí : Un fil "poids moyen", le plus populaire pour les pulls qui se veulent portables en intérieur comme en extérieur.

  • Álafosslopi : Le grand frère, épais et volumineux, destiné aux vêtements de grand froid. Son nom tire son origine de la cascade historique Álafoss, lieu de naissance de l'industrie lainière islandaise en 1896, aujourd'hui transformé en boutique-musée que les pèlerins du tricot visitent comme un sanctuaire, à Mosfellsbær, à 15 minutes de Reykjavik.

  • Plötulopi : Une spécificité technique fascinante – il s'agit d'une laine non filée, vendue en "galettes". Très fragile à travailler, elle offre une légèreté et un moelleux incomparables une fois tricotée, car la fibre n'a pas été compressée par la torsion.

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La Résistance : Uppspuni Mini Mill et la Révolution du "Slow Yarn"

Face à ce colosse, une alternative existe. Elle se trouve dans le sud de l'Islande, près de la petite ville de Hella. C'est là, à Uppspuni Mini Mill (aussi appelé Spuni), que Hulda Brynjólfsdóttir et Tyrfingur Sveinsson ont décidé de faire sécession avec le modèle dominant.

L'approche d'Uppspuni est l'antithèse d'Istex. Au lieu de centraliser, ils ont créé une "Mini Mill" – une micro-filature capable de traiter de petits lots, souvent issus de leur propre troupeau ou de ceux des fermes voisines.

La différence fondamentale réside dans le respect de l'intégrité chimique de la fibre. Contrairement aux processus industriels qui décapent la laine ("scouring") pour faciliter la teinture uniforme, Spuni met un point d'honneur à préserver la lanoline naturelle.

Cette décision a des conséquences concrètes sur le vêtement :

  1. Hydrophobie accrue : La lanoline étant une graisse, elle repousse naturellement l'eau et la saleté.

  2. Toucher et Main : Le fil est plus "gras", plus vivant, avec une odeur caractéristique qui atteste de son origine animale.

Loin de se contenter de reproduire le passé, Spuni innove dans la nomenclature et la typologie de ses fils, ancrant sa production dans le folklore local. Leurs créations portent des noms évocateurs qui sont autant d'hommages à la culture immatérielle de l'île :

  • Hulduband : Le "fil de Hulda", mais aussi un jeu de mots sur les Huldufólk, le "peuple caché" des légendes islandaises.

  • Tröllaband : Le "fil de troll", robuste et épais, évoquant la force brute des créatures de pierre.

  • Dvergaband : Le "fil de nain", plus fin et précis.

  • Tindabandið : Un fil spécifiquement conçu pour les châles, démontrant une spécialisation technique pointue.

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Hespuhúsið et la Renaissance de la Teinture Végétale


Si Spuni sauve la texture, Hespuhúsið sauve la couleur. Son nom signifie poétiquement "La Maison des Échevaux".

Le Sanctuaire de la Couleur Naturelle

Situé stratégiquement sur la route entre Reykjavik et Selfoss, l'atelier de Guðrún est un lieu de pèlerinage pour les esthètes. Ici, la chimie lourde est bannie.

La démarche est celle d'une naturaliste. Guðrún parcourt la lande islandaise pour récolter les ingrédients de ses teintures : lichens, racines de rhubarbe sauvage, feuilles de bouleau, fleurs des champs volcaniques.

L'impact esthétique est immédiat et profond. Les couleurs obtenues possèdent une complexité vibratoire unique. Un jaune obtenu à partir de plantes locales ne sera jamais uniforme ; il portera en lui des nuances d'ocre, de vert pâle, de brun, variant selon la saison de récolte et la qualité de l'eau.

  • L'Harmonie Chromatique : Les couleurs végétales ont cette propriété rare de s'accorder toutes entre elles. Puisqu'elles proviennent du même spectre biologique et du même terroir, un pull tricoté avec ces laines s'intègre visuellement dans le paysage islandais. Il n'est pas une tache de couleur artificielle posée sur la nature, mais une extension de celle-ci.

L'Industrialisation "Locale" : Le Cas Kitka (Kidka) et l'Illusion du Fait-Main

Entre l'artisanat radical et la délocalisation massive, il existe une "voie du milieu" incarnée par l'entreprise Kidka (souvent orthographiée Kitka) Basée dans le nord du pays, cette manufacture familiale tente de résoudre l'équation impossible : comment satisfaire la demande gargantuesque du tourisme de masse tout en restant "Made in Iceland"?

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La Mécanisation du Motif Jacquard

Kidka a fait le choix assumé de la machine. Face à l'impossibilité physique de tricoter à la main des centaines de milliers de pulls, l'entreprise utilise des tricoteuses industrielles programmables pour reproduire les fameux motifs circulaires.

Bien que mécanisée, la démarche conserve une certaine noblesse par rapport aux productions chinoises :

  1. Ancrage Local : La production reste sur le sol islandais, maintenant des emplois qualifiés dans le nord du pays.

  2. Design Original : Kidka crée ses propres motifs, inspirés par les éléments naturels (volcans, nuages, oiseaux) et les symboles scandinaves (trèfle à quatre feuilles), évitant la simple copie servile.

Un pull tricoté à la machine est souvent plus raide et "plat" qu'un tricot main. Pour compenser ce défaut et donner au produit ce toucher moelleux tant recherché par les touristes, Kidka utilise une technique dont on a déjà parlé à maintes reprises : le brossage aux chardons.

Des rouleaux équipés d'épines de chardons importés d'Espagne sont utilisés pour gratter délicatement la surface de la maille.

Cette technique a un double avantage :

  • Aspect Visuel : Elle fait ressortir le duvet, donnant l'illusion d'une laine plus "aérienne".

  • Toucher : Elle adoucit considérablement la fibre brute, rendant le pull immédiatement confortable sans attendre les années de port nécessaires à l'assouplissement naturel d'un Lopapeysa traditionnel.

C'est un compromis industriel brillant : on offre au consommateur le confort et l'esthétique du traditionnel, au prix d'une production mécanisée. Pour l'acheteur qui cherche un souvenir "Made in Iceland" à un prix intermédiaire, sans l'exigence absolue du fait-main, c'est une option honnête.

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Le Gardien du Temple : L'Association des Tricoteuses d'Islande

Pour le gentleman qui ne transige pas, pour celui qui considère que le vêtement doit avoir une âme, une seule entité fait autorité : l'Handprónasamband Íslands : https://handknitted.is/.

Fondée en 1977, à une époque où le tourisme n'était qu'un frémissement, cette organisation est née d'un réflexe de survie culturelle. Elle fédère aujourd'hui environ 800 tricoteurs et tricoteuses (la majorité étant des femmes, souvent agricultrices ou retraitées) à travers l'île.

Leur boutique principale, située rue Skólavörðustígur à Reykjavik, est le dernier bastion de l'authenticité absolue. Ici, la règle est inviolable :

  • 100 % Laine Islandaise.

  • 100 % Tricoté à la Main.

  • 100 % Fabriqué en Islande.

L'Association a mis en place un système de certification simple mais infalsifiable. Chaque pull porte une étiquette mentionnant le nom de la tricoteuse et l'année de fabrication. Ce détail change tout. Il transforme une transaction commerciale en une relation humaine. Vous n'achetez pas un modèle de série, vous achetez le temps, la patience et le savoir-faire de "Helga" ou de "Birna".

Le reportage souligne la dimension sociale cruciale de cette association. Pour beaucoup de femmes vivant dans des fermes isolées, le tricot est une source de revenus complémentaire indispensable. En achetant un pull de l'Association (comptez entre 250 € et 450 €), vous injectez directement de la valeur dans l'économie rurale islandaise, sans intermédiaires prédateurs. C'est l'acte d'achat le plus militant et le plus élégant qu'un visiteur puisse faire.

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Pour conclure ce dossier

  • Si vous cherchez un vêtement technique pour affronter le froid sans vous soucier de l'histoire, un pull Kidka fera l'affaire honnêtement.

  • Si vous voulez posséder une pièce d'histoire, un artefact culturel qui soutient une communauté vivante, dirigez-vous sans hésiter vers l'Handprónasamband Íslands : https://handknitted.is/.